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Le dernier voyage
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La
brume de chaleur dévoila au regard émerveillé de
Sinouké, les majestueux contours des grandes pyramides. Aux abords
de la mirifique nécropole de Gizeh, habituellement bercée
par un silence quasi minéral, régnait ce matin-là
une activité dès plus inaccoutumée. Le jeune homme
connaissait bien la région, pour y être souvent venu avec
ses parents. À chaque fois, il ne pouvait détacher son regard
des prodigieux tombeaux royaux. Phénomènes d'architecture
et messages énigmatiques du passé, ces somptueux monuments,
aux dimensions titanesques, emplissaient son esprit d'adolescent d'innombrables
interrogations. Ce qui émouvait
le plus Sinouké, lorsqu'il venait rendre visite à sa parenté,
c'était la quiétude des lieux, comme si toute vie avait
quitté l'endroit pour l'éternité, offrant ainsi aux
anciens monarques un repos digne de la grandeur de leurs règnes.
Arrivés de Memphis la veille, son père et lui avaient passé
la nuit chez le frère aîné de Mounia, la maman de
Sinouké. En attente d'un enfantement, elle n'avait pu les accompagner.
La soirée s'était néanmoins déroulée
dans la joie et la douceur d'asile de la famille de Mounia. Chez les Kamaneh
on était embaumeurs de père en fils. Cette renommée
ancestrale, ainsi que leurs compétences, étaient recherchées
dans l'ensemble du royaume des "Deux Pays". Le matin, Prométhep
et son fils se levèrent aux aurores pour accompagner Kamaneh chez
un autre embaumeur de réputation et voisin de quelques lieues.
Ils furent surpris lorsque deux messagers, ayant chevauché à
bride abattue toute la nuit, se présentèrent et s'inclinèrent
avec déférence devant l'auguste maison. À l'expression
attristée de leurs visages, il s'agissait manifestement d'un évènement
de la plus haute importance, voire d'une extrême gravité.
Les deux estafettes tombèrent aussitôt à genoux devant
eux. - Nous sommes bienheureux
de vous savoir ici, ô, vénérable prêtre ! Il
est arrivé un épouvantable malheur et vos précieuses
personnes sont mandées de toute urgence au palais de Thèbes
par sa haute grandeur, Himothap lui-même
Il faut vous hâter,
par pitié, car, notre aimé pharaon est à l'agonie
Il souffre atrocement et ne peut plus se mouvoir
À cet
instant précis, l'oncle Kamaneh intervint : La petite troupe
parvint aux abords d'Akhetaton en fin de matinée. Les cinq voyageurs
en profitèrent pour effectuer une courte halte afin d'échanger
leurs montures et se sustenter. L'imposante cité pharaonique qui
s'offrait à eux n'était autre que l'ancienne capitale, boudée
par le jeune souverain, dont le dévolu s'était porté
sur Thèbes. Partout, des temples somptueux, érigés
à la gloire des dieux égyptiens sous l'influence autocratique
des puissants pharaons disparus, exposaient leurs magnifiques structures.
Moins peuplée que l'incomparable Memphis, célèbre
métropole de l'Ancien Empire, la ville par elle-même était
florissante et attirait les commerçants de tous horizons. Le Nil,
domestiqué depuis fort longtemps, déversait chaque jour
son comptant de matières premières et de produits finis
grâce à l'essor de son trafic fluvial. Le soleil dépassait
son zénith lorsque les voyageurs, conduits par les messagers du
palais, se retrouvèrent devant une auberge dont les fumets alléchants
titillèrent leur odorat. Le patron de l'estaminet vint lui-même
accueillir la délégation pour lui offrir sa meilleure table.
Il n'avait pas tous les jours la chance d'avoir des clients si prestigieux,
dont les vêtements indiquaient le haut rang auquel ils appartenaient.
Ceux-ci occupaient en effet le sommet de la pyramide des classes sociales,
juste en dessous de celle du pharaon et sa famille, au même degré
que les scribes, les médecins et les embaumeurs. Au milieu de l'échelle,
il y avait les artisans, les commerçants et puis enfin, tout en
bas, le peuple
L'établissement
ne payait pas de mine, mais l'endroit était propre et meublé
avec goût. Il y avait foule en ce jour de marché et bon nombre
de négociants, venus pour affaires, se restauraient avant de reprendre
le chemin du retour. Le désert
infini s'étalait devant eux, piqueté çà et
là de quelques rares oasis nichées au creux des dunes d'où
s'élevaient des palmiers et dattiers chargés de fruits mûrs.
L'éprouvante chevauchée se prolongea tout l'après-midi,
interrompue uniquement par les arrêts indispensables aux relais
d'étape. Ils arrivèrent finalement à la nuit tombée.
Il devait être minuit passé. Thèbes apparut calme
à cette heure tardive. Mis à part quelques aboiements de
chiens errants qui se manifestèrent à leur approche, les
ruelles sombres se révélèrent vides, comme privées
de toute vie. Partout, régnait un silence inquiétant. La
petite caravane stoppa devant l'entrée d'une somptueuse bâtisse,
gardée par une troupe en armes. Un homme s'en détacha, s'approcha
promptement et, reconnaissant les personnes requises par son maître
sur ordre du palais, leur adressa un respectueux salut. Prométeph,
son jeune fils et Kamaneh, suivirent en silence l'officier. Sinouké
lorgna discrètement sur les colonnades ouvragées soutenant
les voussures des plafonds, ainsi que sur les superbes tentures ornant
les corridors, éclairés par des torchères, menant
aux appartements privés d'Himothap. Il n'aurait jamais cru, même
dans ses rêves les plus extravagants, qu'une telle richesse puisse
exister. L'homme, à qui son brave père venait rendre visite,
devait être immensément riche
Celui-ci l'ayant qualifié
d'ami, Sinouké se sentit soudain empli d'une admiration indicible
à l'encontre de celui qui partageait la vie de sa mère,
son propre géniteur, et dont l'union et l'amour avaient permis
qu'il vît le jour
Sinouké
reporta son attention sur les hautes parois, érigées en
briques pleines et ocre, où s'étalaient d'innombrables hiéroglyphes
gravés par une pléiade de scribes talentueux. Sur ces cartouches
muraux, y étaient représentés tous les dieux égyptiens
dans l'accomplissement de leurs tâches divines. Au bout d'un long
couloir, ils aperçurent un homme et une femme discutant à
voix basse, devant l'entrée d'une antichambre dont l'accès
était obstrué par de lourdes draperies rouge sang. À
leur approche, les personnages levèrent la tête, puis vinrent
à leur rencontre
L'officier interpella l'homme : - Allez prévenir
Son Excellence que les visiteurs, attendus par elle, sont arrivés
! Les éminents
personnages tombèrent dans les bras l'un de l'autre, sans autres
façons puis, semblant s'apercevoir qu'il manquait à ses
devoirs, Himothap claqua fermement dans ses mains. Un serviteur accourut
aussitôt. Peu après,
les voyageurs s'attablèrent afin de se rassasier. Les conversations
furent dès plus animées, Himothap souhaitant connaitre une
partie de leur vécu et par ce biais, gommer un peu les effets du
temps passé
La nuit recouvrait depuis longtemps la cité
royale lorsque les visiteurs, exténués par leur long périple,
s'abandonnèrent au sommeil avec délice. Avant de s'endormir,
Sinouké pensa à tous ceux qu'il avait laissés au
pays. À sa mère, entre autres, dont le doux visage semblait
s'estomper par instants, pour laisser la place à celui, encore
confus, d'une inconnue nommée Physis
Quelques heures
plus tard, le jour inonda la chambre où dormaient profondément
les invités de Memphis, lorsque Sinouké ouvrit les yeux.
Son regard, un instant dérangé par la lumière intense
de Rê
s'attarda sur les contours de la pièce. Il n'avait
pas prêté attention, la veille, au décor somptueux
de l'endroit où Himothap les avait laissés afin de passer
la nuit. La chambre le surprit par ses proportions harmonieuses et sa
décoration. Manifestement, l'ami de son père devait être
très fortuné, au vu de ce luxe raffiné. Les coffres
regorgeaient de belles soieries et d'effets de toutes sortes. Des colonnettes,
faisant office de guéridons, exposaient des vases emplis de bouquets
odorants. Les tentures des murs, les coûteux tapis, et le voilage
des baies extérieures, parachevaient de diffuser une ambiance chaleureuse. Sinouké
se leva et enfila une tunique ivoire. Il chaussa des sandalettes de cuir,
puis longea silencieusement les couches de son père et de son oncle
avant de se retrouver sur la terrasse d'où il put découvrir
la cité royale. Jamais, de sa vie, il n'avait contemplé
une telle harmonie d'urbanisme. Pas étonnant que Pharaon ait jeté
son dévolu sur elle
Une multitude de Temples, tous plus beaux
les uns que les autres, offraient des façades orgueilleuses encadrées
par des palmiers verdoyants. Rê, le Dieu Soleil, parcourant la voûte
céleste sur son char de lumière, réchauffait ainsi
de sa bienveillante chaleur la métropole qui s'offrait aux regards
émerveillés du jeune homme. Thèbes grouillait d'une
activité intense. Une foule bigarrée se pressait dans les
ruelles, dont les échoppes regorgeaient de marchandises provenant
de Haute-Égypte. Les marchands haranguaient joyeusement les nombreux
chalands, qui se laissaient bien volontiers convaincre et guider dans
leurs achats. - Avez-vous bien
dormi ?... Sur ces paroles,
teintées de moquerie, l'apparition tourna les talons et disparut
à la vue de Sinouké. Il essaya en vain de se pencher afin
de suivre le trajet de la jeune femme, mais n'aperçut qu'un pan
de sa longue tunique blanche. Il se frotta les yeux, croyant être
la proie d'un mirage. Non, il ne rêvait pas. Il avait bien entendu
cette voix douce et merveilleuse au possible, s'enquérir sur la
qualité de son sommeil. Sinouké se débarbouilla dans
une vasque remplie d'eau fraîche, essaya de mettre un peu d'ordre
dans sa chevelure en bataille et descendit les degrés de pierre
menant à l'étage inférieur. Il croisa sur son trajet
quelques serviteurs, des deux sexes, qui lui adressèrent de courtoises
courbettes sans oser, toutefois, croiser son regard
- Prenez place,
Sinouké. Je crois que vous avez aperçu ma fille, Physis
? Sinouké
n'aurait jamais pensé qu'une vie aussi fastueuse existât
Se trouver attablé, en aussi charmante compagnie, à bavarder
comme s'il avait toujours connu ses interlocuteurs, provoqua chez lui
une étrange sensation de vertige
Son existence venait de
basculer et il en prit soudain conscience. Deux voix familières
vinrent troubler cette séquence emplie d'émotion. Prométeph
et son beau-frère, Kamaneh, venaient de faire leur apparition. Durant le déjeuner
que prirent les trois hommes, Physis entraîna Sinouké par
la main pour lui faire découvrir l'immense propriété
familiale. Ils parcoururent ainsi plusieurs pièces, somptueusement
décorées, où le raffinement rivalisait avec un luxe
dès plus ostentatoire. Le jeune homme cachait mal l'émerveillement
qui le gagnait. Physis s'en aperçut et expliqua à son nouvel
ami : Inquiet d'être
la cause involontaire du chagrin de la jeune femme, Sinouké la
prit dans ses bras et l'attira à lui. Elle s'y blottit, comme un
petit oiseau terrorisé, n'osant plus bouger
Le fils de Prométeph,
pourtant mature pour son âge, se trouva totalement désorienté.
Il déposa de légers baisers sur la chevelure brune de Physis,
murmurant afin d'effacer sa maladresse : Devant l'entrée
de la résidence du prêtre royal, stationnait une troupe dépêchée
par le palais. Deux vastes chaises à porteurs, richement chamarrées
et recouvertes de voiles flottant doucement sous la brise matinale, patientaient
en attendant leurs hôtes. - Dis-moi, Physis
chérie, que penses-tu de Sinouké ? Une oppressante
chaleur saturait l'air environnant. Les chaises furent déposées
au sol, libérant ainsi leurs occupants qui émergèrent
en pleine lumière, sous les regards scrutateurs de la foule amassée.
Sinouké laissa ses yeux s'accoutumer à la phénoménale
clarté déversée par le dieu Rê. Son regard
balaya d'un rapide tour d'horizon les lieux et ce qu'il découvrit
faillit lui arracher un véritable cri de stupeur. Il tourna aussitôt
la tête, cherchant le regard de Physis. Elle lui souriait, émue
par sa candeur. Le spectacle était grandiose. Les remparts de la
cité, les façades du palais et celles des Temples, étaient
couverts de somptueux hiéroglyphes rehaussés d'or pur dont
les inestimables cartouches, enjolivés de peintures polychromes,
attiraient inexorablement le regard. Partout, le bleu cobalt, le rose
incarnat, l'ocre et la sienne brûlée, offraient aux prestigieux
édifices une palette de teintes extraordinaires. La délégation
emprunta alors d'immenses escaliers de pierre dont les degrés s'ornaient
de jarres aux mille plantes, toutes plus odoriférantes les unes
que les autres. La somptuosité des lieux coupait le souffle. Tout
n'était qu'harmonie de formes, de couleurs et de styles, tant l'audacieuse
architecture des bâtiments imposait le respect d'un faste solennel.
D'innombrables colonnes de marbre, aux chapiteaux ciselés, soutenaient
l'ensemble des terrasses dont on imaginait sans peine la vue magnifique
qu'elles devaient offrir à leurs heureux propriétaires.
Entre chacune d'elles, une quantité inouïe de vélums,
multicolores et translucides, virevoltait au gré d'une brise caressante. Ils débouchèrent
sur une vaste esplanade où, Aÿ et sa cour attendaient leur
venue. Le nouveau monarque, s'étant intronisé promptement
pharaon, les observait sournoisement. Ses yeux détaillaient effrontément
les nouveaux arrivants. Leurs salamalecs l'irritaient au plus haut point,
tant il avait hâte que tout ceci fût terminé. Plus
vite les traces de son abominable forfaiture tomberaient dans l'oubli
et mieux ce serait pour lui
Il fallait tourner la page et donner
une autre dimension à ses projets, à ses ambitions
Cet adolescent, devenu trop curieux, et qui cherchait à s'immiscer
dans ses affaires
devait fatalement disparaître
Pourquoi
lui rendre le pouvoir, alors qu'il en était le Régent ?
Eh puis, la très belle Ankhsenpaaton était trop désirable
Bien qu'étant son grand-oncle, aux dires des mauvaises langues,
soit du côté d'Akhénaton, son père ou de Néfertiti,
sa mère, il se faisait fort de lui faire les enfants que son imbécile
d'époux n'avait su lui donner
Les mariages consanguins et
incestueux étant légion au sein des nombreuses dynasties
pharaoniques, en Basse, comme en Haute-Égypte, nul ne verrait d'un
mauvais il à ce qu'il épousât, en secondes noces,
la veuve du défunt Toutankhamon
Investi d'un pouvoir immense,
il laissa donc venir à lui les personnages mandés sur les
recommandations éclairées de ses fidèles conseillers.
Son regard de fauve ne put s'empêcher, toutefois, de détailler
sans vergogne le corps de rêve de la fille d'Himothap
Cela
agaça prodigieusement celui-ci
Aÿ, campé sur
son trône de souverain, en or massif incrusté de diamants
et de saphirs, fixa de toute sa hauteur les nouveaux venus lorsque ceux-ci
se prosternèrent devant lui avec la plus extrême déférence. - Vous voici,
enfin !... J'ai failli donner des ordres pour faire activer les préparatifs
de la cérémonie d'exposition à Osiris, tant l'état
du corps du souverain, ainsi que la chaleur accablante actuelle, nous
pressent
Des serviteurs
précédèrent la délégation au travers
d'un dédale d'innombrables pièces du palais avant de gagner
les souterrains du palais. L'atmosphère y était plus clémente,
dans tous les cas, constante et fraîche. On les conduisit dans des
galeries éclairées par des torches à huile végétale,
vers une vaste salle basse creusée à même la roche
calcaire. Au centre de la pièce voûtée se tenait un
sarcophage de pierre, sombre et massif, découvert sur toute sa
surface, dans lequel se trouvait la malheureuse dépouille de Toutankhamon.
Elle baignait dans une sorte de liquide saumâtre, que Kamaneh identifia
immédiatement à un bain de sel de natron. Le pharaon, emporté
par la mort dans les plus belles années de sa courte existence,
y reposait, les yeux à jamais fermés sur le monde des vivants. - Je n'aime décidément
pas ce monarque
confia Himothap à ses amis. C'est un être
cruel. Un succube que rien, ni personne, ne guérira de sa soif
de pouvoir
Toutankhamon émergea de son bain et fut déposé avec précautions sur une sorte de crédence en pierre lisse. Le trépassé fut essuyé soigneusement pendant que l'on préparait un coffre de terre cuite contenant quatre compartiments séparés par de minces parois de nature identique, béni préalablement par les prêtres et issu de la ville de Canope, "actuelle Aboukir." Les embaumeurs y déposeraient, au fur et à mesure du déroulement des opérations, les viscères du défunt. Dans la première alvéole, serait déposée l'intégralité des intestins. Dans la deuxième, on y placerait les poumons. La troisième recevrait le foie, tandis que la quatrième, hériterait de l'estomac. Un second coffret, plus petit, renfermerait le cur de Pharaon. Le cur étant le siège admis de la pensée, ainsi que l'abri spirituel de l'âme, dans l'Ancienne Égypte, il s'agissait de préserver pour l'éternité l'intégrité de l'esprit du disparu. La toilette proprement dite achevée, les embaumeurs, secondés par leurs préparateurs, se répartirent les tâches. Kamaneh s'occupa d'extraire le cerveau par les narines, après avoir dissous la matière cervicale, à l'aide de fins crochets qu'il maniait avec une grande dextérité. Une fois introduits délicatement, ces ustensiles, savamment agités, réduiraient en bouillie les sphères cérébrales. Il suffirait ensuite d'aspirer le liquide, grâce à des roseaux creux et assouplis au préalable. Képhron,
quant à lui, entreprit de vider l'abdomen du défunt. Il
pratiqua une incision au-dessus du pubis, dissimulée par les poils
pubiens, et par laquelle il préleva, à l'aide d'une surprenante
panoplie d'instruments très variés, les viscères
proprement dits. L'opération se déroula sans soucis et donna
par la suite toute satisfaction au maître embaumeur. La troisième
phase fut réalisée conjointement par les deux éminents
spécialistes, car elle concernait les poumons ainsi que le cur.
Une mince ouverture de quelques centimètres, sous le sternum, permit
d'évacuer plus aisément les organes essentiels. Ils effectuèrent
alors un lavage minutieux de la cage thoracique avant de procéder
à son conditionnement. Pendant ce temps les prêtres et leur
novice, après avoir dressé et fleuri un petit autel, procédaient
au rituel de la bénédiction des organes prélevés
juste avant de les positionner dans les urnes canopes. Les précieuses
cassettes funéraires, ainsi garnies et sanctifiées, furent
alors définitivement scellées à la cire avant qu'Himothap
n'appose officiellement les quatre sceaux sacrés. La présentation
à Osiris ne pouvait souffrir la moindre imperfection
Au même
instant, dans les somptueux appartements royaux, Ankhsenpaaton et Physis
conversaient sur les causes de l'épouvantable malheur qui venait
de frapper la Cour, mis à part les méprisables acteurs qui
avaient ourdi ce scénario diabolique et ignoble
Les deux
jeunes femmes, accaparées par leur discussion, sursautèrent
à l'approche d'Aÿ. Pharaon vint se placer à côté
de sa future épouse, juste devant Physis. Il se pencha et posa
ses mains sur les cuisses de celle-ci, par-dessus la fine cotonnade blanche.
Physis adopta une réaction instantanée de repli, mais se
sentit immédiatement piégée par la poigne accentuée
du souverain. Affolée et ulcérée par une telle goujaterie,
elle voulut se lever et fuir, mais n'offrit qu'une piètre résistance
Durant son monologue,
Aÿ s'enhardissait dans ses impulsions, sans le moindre tact
Physis crut s'évanouir, cherchant désespérément
un soutien dans le regard de la reine. Elle n'y contempla qu'un indicible
chagrin, doublé d'un immense dégoût. Mélange
de peur et de haine. N'y tenant plus, profitant d'un léger relâchement
de l'emprise inquisitrice, Physis se leva d'un bond et s'enfuit à
perdre haleine vers l'extérieur du palais. Elle déboucha
sur la plus grande terrasse où quelques gardes, armés jusqu'aux
dents, lui barrèrent tout passage
Elle pivota, en pleurs,
puis entendit soudainement un vacarme qui fut suivi d'éclats de
voix d'une violence telle qu'elle en frissonna, totalement paniquée.
À sa grande surprise, c'est une furie, ivre de colère, en
la personne d'Ankhsenpaaton, qui fit son apparition sur les dalles de
marbre rose de l'esplanade. La jeune et jolie souveraine se dirigea vers
Physis, la prit dans ses bras et l'embrassa sans tenir compte du protocole,
comme une amie d'enfance. Elle était totalement écurée
par l'écart inqualifiable du comportement de Pharaon et confia
à la jeune fille : - Je lui ai fracassé
une amphore remplie de fleurs et d'eau sur la tête ! C'est un porc
! La souveraine
parut hésiter un instant, puis dégagea de ses poignets deux
magnifiques bracelets en or massif, finement ciselés et ornés
de splendides diamants. Elle les plaça sur les attaches graciles
de sa jeune amie et lui confia : Au même
instant, dans les profondeurs souterraines du palais, les deux embaumeurs
achevaient d'injecter, dans les artères et les veines, par le biais
de roseaux ultrafins, du baume. Les préparateurs, eux, durant cette
opération minutieuse, enduisirent soigneusement le corps du mort
avec un mélange à base d'huile végétale, de
miel et de nombreux pétales de roses finement broyés. Le
thorax, quant à lui, venait d'être rempli de boulettes de
coton, enduites de la même préparation, avec en sus quelques
herbes aromatiques et des substances balsamiques. Le tout devant servir
à garantir l'apparence des volumes, ainsi qu'à la conservation
du corps du défunt pour son dernier voyage. Vint ensuite
l'interminable ballet de bandelettes de toile gommée et huilée
sur les deux faces, qui débuta par les pieds pour s'achever enfin
par la face de la momie qui disparut au regard du monde des vivants. Himothap
déposa sur elle, avec solennité, un lourd masque en or massif,
au faciès d'une extrême beauté. Ce symbole d'immuable
jeunesse, magnifiquement ouvragé et pigmenté de bleu, dissimula
à jamais le visage de Pharaon. Toutankhamon reçut les symboles
du pouvoir éternel, au travers d'un sceptre et d'un fléau
en or ciselé, que Prométeph déposa sur sa poitrine.
Ainsi apprêté, l'Enfant-Roi pouvait comparaître devant
Osiris
dieu des mondes souterrains et juge suprême de l'âme
des morts. Anubis, perpétuel dieu à tête de chacal,
grand maître du passage et fidèle serviteur d'Osiris, viendrait
le chercher le moment venu pour sa comparution finale
"Le passage
dans l'au-delà consistait à peser l'âme du trépassé.
Son cur, siège de la pensée, était alors posé
sur le plateau d'une balance pendant que Thot, le scribe royal, notait
le verdict sur un papyrus sacré à l'aide de son calame.
(Roseau taillé en sifflet et trempé dans l'encre.) Sur l'autre
plateau de la balance, Anubis déposait une plume, celle de Mâât,
déesse de la Vérité et de la Justice. Si l'équilibre
se réalisait, l'âme était pure et pouvait accéder
ainsi au paradis d'Osiris. Dans le cas contraire, le cur était
donné en pâture à la grande dévorante, monstre
redoutable, à tête de crocodile, aux pattes et crinière
de lion, flanqué d'un arrière-train d'hippopotame
" Le jeune monarque
fut transféré peu après, au terme d'une émouvante
cérémonie, dans un imposant et lourd sarcophage rehaussé
d'or, somptueusement ouvragé, dont les doubles portes furent scellées
grâce à des cordelettes de chanvre, noyées dans des
cachets de cire qui servaient de sceaux. L'auguste momie royale entama
alors son dernier voyage, à bord d'une longue barque sacrée,
glissant silencieusement sur le lac souterrain de la sérénité.
Grâce à elle, Toutankhamon rejoignit sereinement et dans
le plus grand secret, sa dernière demeure située, quelque
part, dans la vallée des rois de Louxor. Guy Vigneau |