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Un
sampan dans la brume |
Mon regard cherchait, ce matin-là,
sur l'étendue liquide et calme de la baie d'Halong, celle avec
qui j'avais rendez-vous. Je venais juste de descendre. Mes pieds nus,
masqués par la robe blanche qui recouvrait mon corps, affleuraient
la surface de l'onde émeraude où je flottais, en suspension,
telle une apparition irréelle. Soudain, je le vis sourdre du néant
Un instant auparavant, il n'y avait rien, hormis le voile opaque de la
brume qui barrait ma vue, et puis il surgit, tel un fantôme apparu
de nulle part. Le frêle esquif vint
sur moi, sans me voir. Je m'élevais un court instant, laissant
la fine silhouette du sampan défiler sous moi, puis je redescendis.
Je pris la liberté de venir m'asseoir à l'avant et découvris
ton visage pour la première fois. " Dieu céleste !
" Mon expression de surprise tu ne l'entendis pas, mais grande fut
la mienne en découvrant ta beauté. " Le Très-Haut
m'avait prévenue avant mon départ, mais je restais émerveillée
devant l'éclat de celle-ci. " Un magnifique Baodaï bleu
nuit, brodé au fil d'or, mettait en valeur ton corps. Fendu haut
sur les côtés, ce vêtement de brocard recouvrait le
pantalon de satin brillant ample et noir qui dissimulait tes jambes dont
les pieds délicats étaient chaussés de ballerines
sombres. Je détaillais ton visage
et y découvris celui d'un ange. Belle à damner un saint,
je suis bien placée pour le savoir
Jusque-là, je ne
comprenais pas pourquoi l'on m'avait confié cette mission. C'est
lorsque je croisais ton regard éperdu que je compris
Je vins me blottir un instant
contre ta poitrine où je sentis un cur battre à tout
rompre. Pour l'heure nous voguions,
toi et moi, vers une destinée que je devinais confusément.
La mince étrave de ton sampan ouvrait l'eau devant nous, éclaboussant
d'écume les parois de bois de l'embarcation, glissant silencieusement
sur la route de ton destin. Au bout, tout là-bas, il y avait quelqu'un
qui t'attendait. Oh, je me doutais bien que ce n'était pas d'amour
dont il s'agissait, sinon je ne serais pas ici, mais sans doute quelque
chose de plus pernicieux, de plus corrompu même
Bien étrange,
cette propension qu'ont les êtres humains à développer
autant d'énergie pour se faire mal, pour se détruire, alors
que le bonheur est si simple à construire
Chacun ici bas
doit souffrir un peu, il est vrai, afin de réaliser son Karma,
mais tout de même, quel immense gâchis en ce qui te concerne
! Perdue dans mes pensées,
je ne vis pas venir à nous la berge où ton sampan achoppa.
L'accostage, pourtant maîtrisé, libéra soudain mon
esprit des arcanes de mes songes. Enfin, nous y étions. Je découvris
alors l'endroit où tu devais te rendre. La première face vivante
des acteurs de ce cauchemar sordide vint à notre rencontre, enfin,
à la tienne, en la personne de celui qui se présenta devant
toi. Il s'appelait Wang et devait te conduire quelque part. Une adresse
dont j'ai oublié jusqu'à l'existence et qui devait ressembler,
de toute évidence, à un lieu de perdition
Pourquoi
faut-il que des peuples soient aussi opprimés et désespérés,
pour qu'enfin des parents en viennent à vendre leurs enfants afin
de survivre ? Je te retrouvais par miracle,
si tant est que cela puisse encore exister et me précipitais pour
reprendre les évènements en main
Peine perdue. Le
malin avait déjà mainmise sur ta misérable destinée.
Il faut bien avouer qu'il n'avait pas eu trop de mal. Tu suivis ce Wang
sans mot dire, les yeux inondés de pleurs, tremblante comme une
feuille qui vacille sous la bourrasque d'automne et mon cur se brisa.
Jamais je n'avais assisté à pareille descente aux enfers.
L'endroit où tu parvins, se nommait " Le Lotus d'Or "
et se trouvait à bord d'une jonque chinoise qui se balançait
mollement dans la baie. Quel imbécile invétéré
avait eu l'idée d'affubler un endroit pareil de ce nom débile
? En or, en plus ! Dans un pays de crève-la-faim, en proie à
la plus cruelle des guerres et en attente de je ne sais quel tragique
dénouement. Tes petits pas légers
enjambèrent l'échelle de coupée pour te conduire
sur le spardeck arrière, où je te suivis en toute hâte.
Wang t'abandonna un instant, sans te quitter des yeux, car il avait repéré
les attitudes qui trahissaient ta peur et t'incitaient à te sauver.
Bien lui en prit, car, sinon, peut-être aurais-tu trouvé
le courage de fuir, à cet instant précis. Après avoir
toqué à la porte qui menait vers les cabines inférieures,
je l'entendis appeler : Ainsi baptisée je te
vis disparaître dans les profondeurs du navire, celles de l'horreur.
À mon tour je me précipitais afin d'essayer de mettre un
terme à cette épouvantable folie qui me dévorait
l'âme, jusqu'au plus profond de mon être. Le porc se délecta
avec des trémolos d'impatience dans la voix en voyant apparaître
la sublime beauté de ton anatomie. Ses énormes mains libidineuses
massèrent, plus qu'elles ne caressèrent, la fragilité
de ta poitrine et allant bien au-delà du tolérable en fouillant,
avec une avidité dépravée à l'extrême,
le trésor que tu renfermais au creux de tes cuisses. Je me souviens d'avoir hurlé
de joie en le voyant s'affaler comme une loque et lorsque la mort vint
le prendre, je dansais autour de sa dépouille flasque. Durant cette
sarabande tu revins à toi, ma douce Maï Lin, et tu poussas
des cris de douleur et de honte. Entre tes jambes suppliciées,
la semence du monstre coulait, tel un flot d'infamie. Je ne pourrai jamais
oublier les hurlements que tu émis alors, en constatant que ton
innocence avait été vendue. Que dis-je, donnée en
pâture afin que la perversion des hommes y trouvât son comptant
Ils attirèrent le sinistre Wang et le virent choir au bas de l'escalier
où il se rompit le cou. Trop de précipitation et de bassesse
dans sa servitude avaient sans doute eu raison de lui. Un nettoyage s'impose,
si l'on veut éliminer de telles ordures sur Terre ! À moins
que
Lorsque je me retournais,
Maï Lin divaguait au centre de la cabine. Pitoyable proie, frappée
par l'effroyable folie de ces instants vécus. Les larmes inondaient
son visage, devenu méconnaissable. Le regard voilé, le corps
abandonné dans une déliquescente atonie, dont la posture
m'alarma, elle arpentait la pièce en tous sens. Maï
Lin, au bord de la folie, tournait sur elle-même comme un derviche
éperdu. Le désespoir absolu venait de trouver un visage.
Un pan complet de sa jeune vie s'effondrait. Ses parents avaient dit qu'elle
travaillerait dans un restaurant
sur un bateau, comme serveuse
Au début, elle était ravie à l'idée de quitter
son village natal, où les travaux dans les rizières usaient
son jeune corps bien avant l'âge. Mais ensuite, elle avait ressenti
quelque chose de très bizarre dans leurs regards. Comme un voile
d'une tristesse abyssale et teinté d'une résignation inhumaine,
éteignant à jamais toute gaieté dans leurs yeux... Cette soudaine métamorphose
l'avait d'abord inquiétée et puis elle s'était imaginé
tout bonnement qu'ils étaient tristes à l'idée de
la voir partir. Elle les avait pourtant rassurés et leur avait
promis qu'à chaque fois qu'elle aurait des congés, elle
reviendrait et leur apporterait de l'argent. Elle comprenait que pour
eux c'était un réel déchirement, quant au fait qu'elle
soit obligée de quitter leur famille pour travailler aussi loin,
si jeune
La vie qu'ils menaient était rude et eux si pauvres
Tant de bouches à nourrir, cela méritait somme toute des
sacrifices, qu'elle était prête à assumer. Le moins
qu'elle puisse accomplir pour les aider, après tout ce qu'ils avaient
fait pour elle. Mais non, elle ne pouvait se départir d'un doute
affreux qui la rongeait, la tenaillait, au point de la rendre terriblement
angoissée. Leur séparation ressemblait finalement à
un adieu
Elle ne voyait pas d'autres explications possibles. Durant
son trajet sur le sampan, dont son père lui avait confié
la gouverne en lui expliquant qu'elle en aurait besoin ensuite, elle avait
ressenti les effets du doute. Comme une prescience, une intuition toute
féminine. Ce qu'elle n'aurait jamais
imaginé, c'est qu'elle venait d'être vendue, corps et âme,
à un proxénète notoire, contre une somme conséquente,
sans plus
Sa nouvelle destinée et ses fonctions feraient
d'elle une prostituée
Voilà ce que son avenir lui
réservait. Oh, bien sûr il faudrait qu'elle soit prise en
main, qu'elle soit éduquée sur toutes les facettes de son
nouveau métier, le plus vieux du monde
Elle ne pouvait se
douter, non plus, qu'elle aurait à franchir plusieurs stades avant
d'être une reine de la nuit, une hétaïre sexuelle du
vice
Elle passerait par ce que l'on appelle, dans cette sordide
profession, l'abattage
Maï Lin sembla prendre
soudain une grave décision. Tel un automate, elle frotta son sexe
souillé avec les draps de lit, essayant, par ce geste dérisoire,
d'effacer les traces de son viol. Son visage devint étrangement
dur, comme si toute vie l'avait abandonné. Nous étions seules
à nouveau, complices ou presque. Je vins me placer à côté
de toi et te pris dans mes bras, sans que tu ne ressentes leur chaleur,
ni l'amour que je mettais dans ce geste. Cela ne me surprit guère,
du reste. Me voir ou avoir conscience que celle qui se tenait à
tes côtés n'était autre qu'un ange, t'était
tout à fait impossible
Il faudra pourtant que les
choses évoluent, en haut lieu
Je ne vois pas comment nous
pourrions être d'utilité aux infortunés mortels dont
nous avons la garde, si nos pouvoirs sont aussi limités... Découragée,
je fermais mon esprit à toutes mes rancurs pour laisser planer
mon regard sur l'horizon opaque. L'étrave glissait, sans bruit,
s'enfonçant un peu plus dans la brume à chacun des mouvements
de ta godille. Soudain, ayant sans doute estimé que tu étais
hors de danger, tu stoppas ton geste, posas la longue rame dans le sampan,
puis attendis. Tu restas là, prostrée, ne sachant que faire
ni quelle décision prendre. Je t'observais, terriblement inquiète,
puis finis par te conseiller : - " Il faut rentrer chez
tes parents, douce Maï Lin. Ils vont bien finir par comprendre le
revirement de situation que tu as provoqué et te pardonner. Après
tout, ils étaient peut-être de bonne foi et n'avaient aucune
idée du sort épouvantable qui t'était réservé
Où veux-tu aller, désormais ? Je t'en conjure, Maï
Lin, rentrons maintenant
" Soudain, un balancement de
l'embarcation, un plouf sinistre, suivi d'éclaboussures et je me
retrouvais seule à bord. Ton corps frêle sembla flotter un
instant puis, comme dans un cauchemar, je vis ta bouche s'ouvrir afin
d'avaler l'eau saumâtre de la baie. Ton beau visage s'enfonça
doucement, puis l'onde émeraude se referma sur toi
Sans plus
réfléchir je plongeais à mon tour et réussis
miraculeusement à attraper tes longs cheveux avant que tu ne disparaisses
dans les profondeurs insondables. Je remontais ton corps sans efforts
apparents, puis le hissais à l'intérieur du sampan. Je n'oublierai
jamais ton regard, lorsque tes yeux étonnés se posèrent
sur moi. Le visage que tu me montras était calme, débarrassé
de toute souffrance. Sur le moment, je ne réalisais pas et t'adressais
mon plus beau sourire. Celui que tu me rendis en retour réchauffa
mon cur et provoqua en moi une liesse absolue. Je t'avais sauvée,
Maï Lin, enfin
Dieu avait entendu mes prières et avait
permis que je sois celle qui sauverait ta jeune vie. Je n'en revenais
pas
- Maï Lin, tu vas bien
? Fin Guy Vigneau |